
Il faut croire que diriger deux lieux mythiques de la décentralisation n’assèche pas un artiste. Bien au contraire. On découvrait le sémillant Jean Bellorini il y a plus de dix ans, avec un théâtre de troupe, énergique, musical, radieux. Il nous enchantait en puisant chez Victor Hugo (Tempête sous un crâne) et François Rabelais (Paroles gelées). Dix ans plus tard, il est à la tête du prestigieux TNP après avoir dirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Quel plaisir de le retrouver, lui et ses acteurs - il connaît François Deblock depuis ses onze ans -, avec toujours la même générosité débordante, le même sens de la fête, sans jamais que cela ne nuise à la nuance ou à l’intelligence de ses lectures !
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Son Suicidé est un grand spectacle, heureux et glaçant. Ce fameux “esprit russe” dont l’on parle beaucoup au théâtre, mais que l’on voit peu, plane dessus en majesté. Tout est gravissime mais rien n’est vraiment sérieux. Ou inversement. Il est incarné par Deblock, qui joue Sémione Sémionovitch, un chômeur déprimé qui rêve d’instruments à vent. Une bête fringale nocturne le conduit à une crise existentielle : la seule façon de donner un sens à son existence est d’en finir. Une cohorte d’opportunistes toque à sa porte. Ils veulent politiser son suicide pour servir leur cause. Semione n’a plus que l’embarras du choix : la religion, l’intelligentsia, le socialisme… « Le rêve prend ici la forme d’une bonne façon de mourir », indique le metteur en scène qui joue avec les rythmes et les genres.
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Semione est tantôt représenté comme un héros torturé digne de Fritz Lang (filmé en noir et blanc et en gros plan par une caméra live) qui rappelle l’expressionnisme noir des années 20, tantôt comme la pièce branlante d’un ballet multicolore (costumes épatants de Macha Makeïeff) qui réécrit la Cène, dernier repas du Christ Sémionovitch. Cet humour absurde, qui nous tire des larmes, entraîne aussi le public dans une profonde sidération métaphysique.
Comme son ami Boulgakov, qui écrit personnellement à Staline pour défendre la cause de son compatriote, Erdman avait une dent contre le régime. Sa pièce défend le bien-être de l’individu contre le bien commun. Plutôt que mourir pour une cause, vivre pour soi. À l’heure où le spectre d’une mobilisation générale pour partir sur le front déchire le pays de Tolstoï, le message est bien passé. Bellorini insiste dans un dernier acte qui perd en subtilité mais bouleverse l’audience. On ne pouvait mieux coller avec la mission du TNP : épique, poétique et politique. Du grand théâtre populaire.
Le livre : Le Suicidé, Nicolaï Erdman, traduction André Markowicz, Éditions Les Solitaires. Intempestifs, 2006
La comédie dramatique de Nicolaï Erdman est une pièce morte-née, à peine lue devant un comité de sélection stalinien en 1932 et immédiatement interdite. La traduction d’André Markowicz en restitue à merveille toute la drôlerie et l’absurdité : comme l’administration soviétique, la vie n’a pas beaucoup de sens dans la Russie années 30…
Jusqu'au 18 février à la MC93 de Bobigny (93).
Jean Talabot