
« Le théâtre est le lieu où on ne peut pas faire l’économie de l’autre »
L’avant-scène théâtre : Où êtes-vous confiné ?
Jean-Paul Alègre : Je suis confiné dans les Landes, dans notre maison à Saint-Paul-lès-Dax, avec un jardin. Par rapport à nos trois enfants qui sont à Paris ou en Tunisie, nous avons donc beaucoup de chance.
AST : Comment se déroulent vos journées ?
J.-P. A. : Avec mon épouse, nous avons instauré une routine qui fait qu’étrangement, les journées paraissent parfois trop courtes. Le matin, je lis la presse, que je reçois grâce à mes abonnements numériques : les quotidiens nationaux, régionaux et les hebdomadaires. Même si le sujet central reste le même partout, cela me permet de me rendre compte de la manière dont les gens vivent cette période inédite dans les différents coins. À midi, nous faisons attention à faire un repas toujours très codifié, avec les produits du terroir auxquels nous avons accès ici. Mes après-midis sont consacrés à l’écriture d’une part, et au rangement d’autre part, puisque j’en profite pour classer tous les documents liés à ma carrière. Enfin à mes deux carrières, celle d’auteur dramatique, mais aussi celle d’élu des auteurs, puisque j’ai été président de l’EAT et de la commission théâtre de la SACD. Enfin, je passe mes soirées à regarder du théâtre, et je remercie vivement la Comédie-Française pour leur merveilleux programme « La Comédie continue ! ». J’avais vu la plupart des spectacles diffusés dans la Salle Richelieu, mais quel plaisir de les revoir avec des gros plans ! On se rend compte à quel point ces comédiens sont extraordinaires.
AST : Avez-vous des projets d’écriture en cours ? Est-ce une période propice pour écrire ?
J.-P. A. : En attendant la publication de ma pièce "Retours à l’envoyeur", qui a été retardée, je travaille à deux nouvelles pièces. Je peux déjà vous donner le titre de la première qui s’appellera "Très Saint-Père". C’est une sorte de thriller, l’histoire d’un jeune pape qui a été élu contre toute attente et dont la première décision est d’autoriser le mariage des prêtres ; et pour donner l’exemple, il annonce qu’il va lui-même se marier ! Le confinement est en effet une période propice pour l’écriture. J’ai la chance de pouvoir écrire par bribes de temps assez courtes, un exercice auquel m’a contraint mes fonctions d’élu et de père de famille nombreuse, qui ne me laissaient que peu de plages disponibles. Je pouvais donc écrire dès que j’avais vingt minutes ou une demi-heure de libre. Ce peut être considéré comme un défaut par ceux qui me reprochent une écriture morcelée, ou comme une qualité par ceux qui en aiment la spontanéité. Mais là, pour une fois, j’ai du temps. J’ai produit deux sortes d’écrits dans ma vie : des pièces, mais aussi de nombreux textes liés à mon activité d’élu des auteurs, des communiqués de presse et des nécrologies. En ce moment, étant libéré de la deuxième, je peux me consacrer à mon œuvre littéraire, et c’est un vrai plaisir.
AST : La situation actuelle peut-elle être une source d’inspiration ?
J.-P. A. : En fait, j’ai déjà écrit des pièces sur ce sujet ! D’abord "La Maladie du sable", qui raconte l’histoire d’une étrange épidémie. Puis "Le Tourbillon de la Grande Soif", dans lequel la population meurt par pénurie d’eau. Et enfin ma pièce qui est sans doute la plus connue, "Moi, Ota, rivière d’Hiroshima" ; elle raconte la mort non pas immédiate suite à la bombe atomique, mais celle qui continue des années après, la mort invisible, qui est partout. Et ce virus, c’est pareil : il est incolore, inodore, mais il est autour de nous et il frappe. Vous pouvez donc annoncer aux lecteurs de L’avant-scène que je n’écrirai certainement plus sur ce sujet. D’autant plus que je pense qu’au sortir de cette période, nous aurons besoin de choses plus légères, du rire, et aussi de l’absurde que j’aime beaucoup.
AST : Qu’est-ce qui vous manque le plus ? Qu’est-ce que vous appréciez ?
J.-P. A. : J’apprécie ce temps dont je dispose, et ce qui me manque est évident. Lorsque l’on me demande pourquoi j’ai choisi ce métier, j’ai toujours la même réponse : J’ai choisi ce métier parce que c’est le lieu où l’on ne peut pas faire l’économie de l’autre. Or, à l’heure actuelle, je suis obligé de faire l’économie de l’autre, de notre famille, de nos amis, mais aussi de nos voisins, de toute personne rencontrée dans la rue.
AST : Le confinement vous-a-t-il fait prendre conscience de certaines choses et vous a-t-il donné des envies de changement ?
J.-P. A. : Le confinement redonne de la valeur au temps. Cela rejoint le métier d’auteur dramatique. Une représentation théâtrale est une lutte avec le temps : comment dire tout ce que l’on a à dire en une heure trente ou deux heures ? La pièce de théâtre n’existe pas seulement dans les dialogues mais dans les interstices entre les répliques, les silences et les regards. Le confinement remet au centre de notre vie le temps. Il permet aussi de recentrer les priorités, et j’aime à voir les mouvements de solidarité qu’il occasionne : ceux qui fabriquent des masques, ceux qui vont faire les courses pour les plus anciens… Mais ce qui est effrayant par rapport à notre métier, c’est que le spectacle vivant implique le côte-à-côte, les gens qui se frôlent et se touchent. Cela, le confinement nous l’interdit et le déconfinement ne va pas nous l’autoriser avant un moment.
AST : Quelle est la première chose que vous ferez quand vous sortirez ? Et qu’est-ce que vous ne ferez plus ?
J.-P. A. : La première chose rêvée serait d’aller voir nos enfants. Mais comme ils sont très loin, cela ne sera pas possible immédiatement. Nous irons donc d’abord voir nos amis. Puis j’irai voir l’océan, puisque bien qu’habitant à vingt kilomètres seulement de lui, je n’ai pas pu aller le voir. Quant à ce que je ne ferai plus, ce sera sans doute de ne plus tarder à répondre aux sollicitations des gens qui jouent mes pièces. J’ai eu tendance ces dernières années à ne pas toujours répondre, malgré les instances de mon épouse qui m’incite à le faire. C’est une marque d’affection. Le confinement m’a redonné la notion de l’urgence du temps, qu’il ne faut pas gaspiller.
AST : Pouvez-vous nous citer un objet et une œuvre artistique qui vous ont accompagné pendant cette période ?
J.-P. A. : Des objets : Mon cahier d’écriture, mes dossiers.
Deux livres : Sur les chemins noirs et La Panthère des neiges (Sylvain Tesson). Ce second livre, étrangement, présente un confinement au grand air, celui de l’attente immobile.
Propos recueillis par Violaine Bouchard